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28/03/2015

Morceaux choisis - Fernando Pessoa

Fernando Pessoa

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Je rentre à la maison, je ferme la fenêtre.
On apporte la lampe, on me souhaite bonne nuit,
Et d'une voix contente je réponds bonne nuit.
Plût au Ciel que ma vie fût toujours cette chose:
Le jour ensoleillé, ou suave de pluie,
Ou bien tempétueux comme si le Monde allait finir,
La soirée douce et les groupes qui passent,
Observés avec intérêt de la fenêtre,
Le dernier coup d'oeil amical jeté sur les arbres en paix,
Et puis, fermée la fenêtre et la lampe allumée,
Sans rien lire, sans penser à rien, sans dormir,
Sentir la vie couler en moi comme un fleuve en son lit,
Et au-dehors un grand silence ainsi qu'un dieu qui dort.
 

Philippe Jaccottet, D'autres astres plus loin épars - Poètes européens du XXe siécle (La Dogana, 2005)

traduit du portugais par Armand Guibert

image: Fernando Pessoa (romeojuliette.blog.lemonde.fr)

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24/03/2015

Morceaux choisis - Paul Celan

Paul Celan

littérature; poésie; anthologie; livres

Personne ne nous pétrit de nouveau
dans la terre et l'argile,
personne ne souffle la parole sur notre poussière.
Personne.
 
Loué sois-tu, Personne.
C'est pour te plaire
que nous voulons fleurir.
Pour t'aller à l'encontre.
 
Néant nous étions,
nous sommes,
nous resterons, fleurissant;
la rose de néant,
la rose de personne.
Avec le style
clarté d'âme,
le filet d'étamine ravage de ciel,
la couronne rouge
du mot pourpre que nous chantions
au-dessus,
oh! au-dessus de l'épine.
 

Paul Celan, Psaume dans: Anthologie bilingue de la poésie allemande (Bibliothèque de la Pléiade, 1995)

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17/03/2015

Lire les classiques - Paul Verlaine 1a

Paul Verlaine 

littérature; poésie; anthologie; livres

O triste, triste était mon âme
À cause, à cause d’une femme.
 
Je ne me suis pas consolé
Bien que mon cœur s’en soit allé,
 
Bien que mon cœur, bien que mon âme
Eussent fui loin de cette femme.
 
Je ne me suis pas consolé
Bien que mon cœur s’en soit allé.
 
Et mon cœur, mon cœur trop sensible
Dit à mon âme: Est-il possible,
 
Est-il possible, - le fût-il, -
Ce fier exil, ce triste exil?
 
Mon âme dit à mon cœur: Sais-je
Moi-même que nous veut ce piège
 
D’être présents bien qu’exilés,
Encore que loin en allés?
 

Paul Verlaine, Romances sans paroles, précédé de: Poèmes saturniens (coll. Poésie/Gallimard, 2007)

image: Eugène Carrier, Paul Verlaine / 1891 (www.apreslapub.fr)

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13/03/2015

Morceaux choisis - Pierre Clavilier

Pierre Clavilier

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J'habite un pays de glaise 
où les maisons 
en toutes saisons longent la falaise. 
Les étoiles se lèvent au son des chants des cormorans
venus des océans jusqu'aux terres essoufflées. 
Quelques mouettes 
échouées sur des rochers 
hurlent au-dessus les transparences blessées de cette houle 
souvent hostile 
d'une mer qui s'agite nuit et jour dans un mouvement répété 
depuis les débuts de l'éternité.
 
Il y a là,
sous ces cieux,
où le soleil glisse,
plus de sauvage que de civilisé
et les hommes qui y vivent
portent inscrites sur eux leurs faces burinées
les failles dessinées par les escarpements
délimitant leurs rivages où l'eau qui éclate contre la pierre
forme une brume continuelle.
 
J'ai donc grandi aux côtés des blocs de granit
vagues monolithes oubliés par des géants
débarquant là
il y a longtemps.
Ici, 
si l'on en croit la légende anonyme.
 
Chacun la porte en son sein.
Chacun la charrie dans es veines
jusqu'à colorier son sang
d'un pigment différent des autres gens...
 
Le cri de la mer a bercé mon oreille.
Elle couvrit les pleurs du nourrisson.
D'attendre les mugissements marins
j'ai fini par oublier
les mugissements marins
et les matins d'hiver étaient en cela 
semblables aux matins d'été.
 
L'herbe ondulante y verdoie les prairies bousculées!
A chaque écho
un écueil
où l'écume blanche
recouvre les profondeurs des bleus étendus.
Une chapelle à demi écroulée
se dresse à la pointe occidentale.
Derrière un phare
sillonnent les cieux orphelins.
Une école
où résonnent encore quelques éclats de rire,
les maisons,
plus loin
un cimetière enclos d'une muraille rocailleuse
et plus rien.
 

Pierre Clavilier, Pays d'écueil, dans: Valère Staraselski, L'heure injuste - Anthologie poétique (La Passe du Vent, 2005) 

image: Gregory Lepoutre (ornithopix.over-blog.com)

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06/03/2015

Morceaux choisis - Louise de Vilmorin

Louise de Vilmorin

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Ma peur bleue, ma groseille,
L’amour est une abeille
Qui me mange le cœur
Et bourdonne à ma bouche
Que tu nourris et touches
Des baisers du malheur.
 
Mon ange sans oreilles,
Ma peur bleue, ma groseille,
Ne viendras-tu jamais
À l’envers de ma porte?
Es-tu de cette sorte
Ange sourd et muet?
 
Tes mains sans teint, polies
Au jeu de tes folies,
Se mouillent à mes yeux
Et tu ris de ces fleuves
Où naviguent mes vœux
Parmi tes robes neuves.
 
Ne me donneras-tu
Que ton chapeau pointu
À porter ma sorcière,
Et nul autre baiser
Que ces nids de danger
Et ces ruches entières?
 
Ne me permets-tu pas
De t’enlever tes bas
À l’envers de ma porte?
Je veux voir tes pieds nus
Et les abeilles mortes
Du bonheur revenu.
 
Mon ange sans oreilles,
Ma peur bleue, ma groseille
Posée sur mes désirs,
Ma chambre est grande ouverte
Que coupe l’allée verte
Par où tu dois venir.
 
Ma peur bleue, ma groseille,
Viens à fleur de mes veilles
Et que tombe le jour
À l’envers de ma porte.
Et que le vent emporte
Le chemin du retour.
 

Louise de Vilmorin, A l'envers de ma porte, dans: Poèmes (coll. Poésie/Gallimard, 1970)

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15/02/2015

Morceaux choisis - Louise de Vilmorin

Louise de Vilmorin

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Je l’aime un peu, beaucoup, passionnément,
Un peu c’est rare et beaucoup tout le temps.
Passionnément est dans tout mouvement:
Il est caché sous cet: un peu, bien sage
Et dans : beaucoup il bat sous mon corsage.
Passionnément ne dort pas davantage
Que mon amour aux pieds de mon amant
Et que ma lèvre en baisant son visage.

Louise de Vilmorin, L'alphabet des aveux (Gallimard, 2004)

image: https://www.pinterest.com

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30/01/2015

Morceaux choisis - Alain Jouffroy

Alain Jouffroy

littérature; poésie; anthologie; livres

A toi la stupeur immobile de ma joie
Mon sourire de marbre blanc
Mon regard lavé dans la source du sous-bois
A toi mes mains de ville ouverte
A toi mes genoux d'écureuil
A toi ma voix la plus lointaine
A toi tout ce qui tisse nuit et jour à travers moi
A toi la lagune où nous nous sommes connus
A toi les revenants du soleil
A toi ces palais de lilas dans nos yeux
A toi tout ce qui est tout
Ce qui change
A toi
L'explosion de la perle au coeur de l'oiseau noir
 

Alain Jouffroy,  A toi, dans: C'est aujourd'hui toujours - 1947/1998 (coll. Poésie/Gallimard, 2005)

image: Alexandra Grecco (www.dejeunesgensmodernes.com)

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05/01/2015

Morceaux choisis - Yannis Ritsos

Yannis Ritsos

littérature; poésie; anthologie; livres

Heures d'oubli involontaire ou délibéré.
Lassitude.
Fermer les yeux.
 
Qu'avons-nous gagné tant de siècles durant
à fouiller dans la nuit sombre,
sans dormir,
la moindre lueur, 
distinguant à peine une fenêtre en miniature
sur les verres de lunettes
de l'enfant myope
- une fenêtre soi-disant ouverte 
sur le miracle du monde.
 
Qui cherchais-tu à tromper?
Pas toi-même, en tous cas.
Ferme les yeux.

Yannis Ritsos, Egarements, dans: Tard, bien tard dans la nuit / édition bilingue (Le Temps des Cerises, 2014)

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24/12/2014

Lire les classiques - François Coppée

François Coppée

littérature; poésie; anthologie; livres

merci à Hélène H

C'est l'heure exquise et matinale
Que rougit un soleil soudain. 
A travers la brume automnale 
Tombent les feuilles du jardin.
 
Leur chute est lente. Ou peut les suivre 
Du regard en reconnaissant
Le chêne à sa feuille de cuivre, 
L'érable à sa feuille de sang.
 
Les dernières, les plus rouillées, 
Tombent des branches dépouillées : 
Mais ce n'est pas l'hiver encor.
 
Une blonde lumière arrose 
La nature, et, dans l'air tout rose,
On croirait qu'il neige de l'or.

Francois Coppée, Matin d'octobre, dans: Promenades et intérieurs (poesie.webnet.fr)

image: http://ecrireagentilly.blogspot.ch

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16/12/2014

Lire les classiques - Juana Inès de la Cruz

Juana Inès de la Cruz

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Dehors, dehors, mon angoisse;
que le respect ne t'immobilise pas:
car c'est louange à la peine
que perdre la crainte des maux.
 
Que la douleur sorte à grands cris
si elle veut montrer sa grandeur,
et qu'on la croie insupportable
ne pouvant pas se cacher.
 
Jaillissent des signes dans la bouche
de ce que le coeur brûle,
car personne ne croira à l'incendie
si la fumée ne donne des signes.
 
Qu'à empêcher le cri ne soit
le respect suffisant;
car il n'est pas très courageux le prisonnier
qui ne brise pas la prison.
 
Qui estime son souci,
ne taise ses sentiments;
car c'est offenser le motif
que ne pas exhiber la douleur.
 
Plus grande est ma peine que moi;
et ceci posé, il sera plus facile
qu'elle me vainque moi,
plutôt que je la domine.

Soeur Juana Inès de la Cruz, Poèmes d'amour et de discrétion (La Délirante, 1987)

traduit de l'espagnol par Frédéric Magne